Armée de terre : devenez vous-même… Antimilitariste !
NPA 4 mars 2010
Après des campagnes axées sur la possibilité d’obtenir un métier en s’engageant, l’armée de terre a décidé de recruter des milliers de jeunes en affichant clairement la couleur. Mais l’histoire
de l’armée française reste liée à celle des massacres de la colonisation.
Par une campagne d’affichage et de spots télé, l’armée de terre tente actuellement de recruter des milliers de jeunes, garçons et filles, afin d’assurer la relève de son effectif de 127 000
hommes. En 2009, le taux moyen des postulants était de 2, 2 candidats par poste à pourvoir et l’état-major espère bien faire mieux cette année.
Les affiches racoleuses et bellicistes estampillées « devenez vous-même.com » visibles dans les stations de métro, sur les bus, et sur les supports publicitaires urbains, sont supposées
drainer les jeunes, vers le site de recrutement de l’armée de terre. Sur fond de treillis, et de débauche de kaki, un jeune soldat, style réalisme mussolinien, le regard dur, paraissant tout
droit sorti d’un jeu vidéo de guerre annonce déjà la couleur. Plus question comme dans les précédentes campagnes, d’avancer des arguments conviviaux, ou même d’apprentissage d’un métier, il faut
« être clairs sur la réalité de l’état de soldat, pour qu’ils ne se sentent pas trahis une fois leur contrat signé. » On ne peut faire plus clair en effet que ce propos tenu à la presse par un
DRH de l’armée. Ou alors, pour entrer dans le concret, il faut aller sur le site dont l’adresse figure sur l’affiche : sur ambiance sonore de claquements d’armes automatiques, on y voit un
paysage lunaire, en fusion, dévasté, digne des films de guerre les plus trash. Oui, ces braves gens invitent les jeunes à partir faire la guerre, à rejoindre si besoin le contingent français en
Afghanistan dont on vient d’annoncer la mort d’un quarantième de ses soldats. Car la guerre n’est pas virtuelle, elle blesse et elle tue, des civils comme des militaires, des femmes des hommes,
des jeunes, des vieux, des prétendus ennemis ou des alliés, et la seule loi à laquelle elle se soumet tient en quatre mots : tuer ou être tué.
La crise et le chômage, une opportunité à saisir pour l’armée
« Pour peu que le chômage s’atténue, le problème du recrutement des militaires du rang dans l’armée de terre s’alourdira », déclare avec cynisme le général Paris. Chair à canon de prédilection
pour les capitalistes, ce sont les jeunes des classes populaires qui ont de tous temps constitué le gros des troupes. C’est a fortiori dans les périodes de chômage les plus noires que les
illusions de « pouvoir s’en sortir » et trouver un emploi, à n’importe quel prix, l’emportent sur la conscience de classe, et le refus de servir l’appareil de répression des capitalistes que sont
l’armée, la police, ou l’administration pénitentiaire. Rien d’étonnant qu’en cette période de crise majeure du système, l’armée profite du désespoir social de la partie la plus précarisée de la
jeunesse, pour recruter et fourguer son rata idéologique aux valeurs surannées.
Une armée de métier qui coupe les jeunes recrues de leur environnement social
Vilipendée et haïe par la jeunesse (notamment après Mai 68), l’armée de conscription obligatoire enfermait la jeunesse dans des casernes-prisons où régnaient l’arbitraire le plus total et une
discipline absolue et absurde. De nombreuses luttes s’opposaient à la hiérarchie militaire, amenant à la constitution de comités de soldats réclamant une réforme radicale de l’institution.
Paradoxalement, cette armée, pourtant si détestée, restait, par le brassage géographique et social qu’elle entraînait, par les entrées et sorties permanentes, un corps vivant traversé par les
contradictions sociales. Aujourd’hui, le recours au seul engagement de volontaires permet à l’état-major de réduire sinon d’annihiler, toute velléité de révolte interne. Il permet aussi de ne
plus enseigner le maniement des armes à des jeunes issus des « classes dangereuses ». Il permet enfin de vivre en cercle clos, presque totalement à l’abri des indiscrétions et des mouvements
sociaux.
Cette armée n’est pas la nôtre !
Elle ne le sera jamais. Son histoire est une véritable litanie des crimes commis par le capitalisme français au nom de la défense de ses seuls intérêts. Mais les antimilitaristes ont de la
mémoire et n’auront de cesse de la transmettre : le Chemin des Dames où l’on fusillait à la chaîne les déserteurs de l’horrible boucherie que fut la guerre de 14/18, la bataille d’Alger où les
paras de Massu torturèrent et assassinèrent les militants du FLN, la grotte d’Ouvéa où furent assassinés, sur ordre d’un gouvernement socialiste, le militant indépendantiste Kanak Eloi Machoro et
dix-huit de ses camarades, les interventions multiples en Centrafrique, au Moyen-Orient, hier en Irak, aujourd’hui en Afghanistan… Nous n’oublierons pas non plus le rôle de briseur de grève qu’a
joué l’armée à maintes reprises. Et enfin, nous n’oublierons jamais qu’au Chili, le gouvernement de Salvador Allende, démocratiquement élu, fut renversé, et ses principaux responsables
assassinés, par une armée dont les réformistes chiliens et leurs amis français nous vantaient la loyauté et l’attachement aux valeurs républicaines !
Alain Pojolat
Cinq jours avant son assassinat, Jaurès vient à Lyon, le 25 Juillet 1914, aider Marius Moutet qui sollicite les électeurs de Vaise pour un mandat de député. Il vient donc le soutenir mais, dans
son désarroi, notre tribun oublie cette tâche [1], pour crier le mélange de tristesse, d’angoisse et d’espérance qui l’étreint à la veille de la
guerre : cette guerre qui se profile, et qui, il le sait, va écraser toute une jeunesse et avec elle une partie de l’espérance des peuples. Dans un souci pédagogique, Jean Jaurès expose à son
auditoire certaines des causes du conflit mondial qui s’annonce, et l’engage à tout faire pour s’opposer à cette guerre. Cela va devenir un véritable texte de référence à contre-courant.
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ! »
Voici donc le dernier discours de Jean Jaurès, et celui-ci fut prononcé dans une salle de Vaise pleine à craquer, salle au 51 de la rue de Bourgogne qui n’existe plus aujourd’hui ; il n’y a
plus qu’une plaque pour le garder en mémoire.
Cinq jours après, Jaurès était assassiné au café du Croissant, à Paris. Trois jours plus tard, la guerre était déclarée… et les socialistes faisaient tout le contraire des propos qu’avait
prônés Jaurès.
« Citoyens,
Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure
où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.
Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et
la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au
reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les
prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter.
Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces
Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie
intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle
se solidarisera avec l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses
côtés.
Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie
et la France et la Russie dira à la France : "J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne
prendre place à mes côtés." A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et
les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.
Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a
dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des
ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.
Voilà, hélas ! notre part de responsabilités. Et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte
entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous
étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.
Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : "Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, a condition que vous nous passiez le Maroc" et nous promenions nos
offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie : "Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la
rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité."
Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien ! citoyens, nous avons notre part de
responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et,
d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire : "Mon cœur de grand peuple slave ne
supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie." Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand
elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : "Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la
Bosnie-Herzégovine." L’administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu
qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts.
Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : "Je t’autoriserai à annexer la
Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople." M. d’Ærenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un
oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : "C’est mon tour pour
la mer Noire." - "Quoi ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Rien du tout !", et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Iswolsky, ministre des
Affaires étrangères de la Russie, et M. d’Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de
Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les Slaves de Serbie. C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.
Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe ;
mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine ; elle a voulu la convertir par force au catholicisme ; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement
de ces peuples.
La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se
débat comme dans un cauchemar.
Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré
tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du
cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.
Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille
hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions
d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas
consommé.
Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste
quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation
contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.
Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien
de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous
demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.
J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des
événements. Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui
représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »
.
Jean Jaurès
discours prononcé à Lyon-Vaise le 25 Juillet 1914
.
Jaurès a dit aussi : « Nous ne sortirons de l’iniquité qu’en sortant du capitalisme ! »
Plus d’indications sur la vie de Jean Jaurès
Paroles de "Jaurès" de Jacques Brel
[1] Peut-être que ce n’est pas un oubli, on ne le saura jamais…
En tout cas Jaurès et Moutet ne devaient pas avoir les mêmes idées sur la guerre.
En effet, c’est sur ordre du socialiste Marius Moutet, ministre des colonies du cabinet Ramadier, que des
renforts de l’armée sont envoyés à Madagascar le 31 mars 1947 (jusqu’à 30 000 hommes) pour une opération punitive qui a fait plus de 300 000 morts !
Au cri de « mort aux cafards », des milliers de civils sont abattus ou massacrés à la baïonnette par l’armée française. La "pacification" de Madagascar est le grand oublié des massacres
racistes coloniaux de l’après-guerre, la France y testant de nouvelles armes et sa stratégie anti-insurrectionnelle. La répression, visant à éliminer tout particulièrement les cadres malgaches, est
féroce : exécutions sommaires, villages incendiés, suspects lâchés vivants d’un avion en vol sur leur village… Cette guerre, la famine et les épidémies dans les camps feront plus de 300.000
morts (contrairement aux chiffres, qui ne prennent pas tout en compte, dont on a parlés, lors de la visite de Chirac le 21 juillet 2005 à Madagascar).
C’est encore Marius Moutet, qui, envoyé à Hanoï par Léon Blum, le 2 janvier 1947, contrairement à sa
mission, a refusé de rencontrer Hô Chi Minh, cédant à la pression de l’amiral d’Argenlieu, alors que venaient de s’ouvrir les hostilités de cette "sale guerre d’Indochine" appuyée par de Gaulle. Si
elle avait eu lieu, cette rencontre aurait pu probablement changer le cours de l’histoire.(Raymond Aubrac, "Où la mémoire s’attarde"p.190)
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TOLSTOI, PIONNIER DE LA NON-VIOLENCE
Par Alain Refalo
Président du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées
Le comte Léon Nicolaévitch Tolstoï est né le 28 août 1828 dans le domaine familial de Iasnaïa Poliana (la
« Claire Clairière »), situé dans le gouvernement de Toula, à environ deux cents kilomètres de Moscou. Aussi bien par son père que par sa mère, Tolstoï appartient à la noblesse russe. Un de
ses aïeux, Pierre Tolstoï, fut l’homme de confiance et le chef de la police secrète de Pierre le Grand, qui lui conféra le titre de comte.
Le petit Léon n’avait que dix-huit mois quand il perdit sa mère, alors qu’elle donnait le jour à sa fille
Marie. Léon grandit entouré de l’affection de sa grand-mère et surtout, de sa tante Tatiana qui assure son éducation. Le matin, le jeune Léon s’instruit en suivant les cours d’un percepteur allemand.
L’après-midi, il profite du grand parc du domaine, avec ses étangs : explorations, cueillettes, pêches, baignades et promenades. Une enfance paisible dans un univers bien protégé.
Il est âgé de neuf ans lorsque son père meurt foudroyé par une attaque d’apoplexie. Sa tante Alexandra
devient tutrice des enfants. Elle meurt quatre ans plus tard et une autre tante, Pelagie, la remplace. Elle habite Kazan, au bord de la Volga. C’est là que vivront désormais les jeunes Tolstoï. Léon
suit les cours au lycée, puis est admis à l’université de Kazan, à la Faculté des langues orientales. Deux ans plus tard, il change de Faculté et suit des cours de droit. Etudiant volontiers
frondeur, il n’est pas satisfait de l’enseignement qu’il reçoit. Il critique ses professeurs, et, pour avoir été peu assidu aux cours d’histoire, il est mis quelques heures aux arrêts au cachot
universitaire. Il finira par quitter l’université sans diplôme et retournera au domaine familial d’Iasnaïa Poliana. Léon Tolstoï a alors dix-neuf ans.
Durant les années qui suivent, le jeune Tolstoï traverse une période de crise « existentielle ». Il
s’interroge, il lit, il médite. Ses lectures philosophiques lui font découvrir avec enthousiasme les ouvrages de Rousseau, un maître dont il subira longtemps l’influence. Il découvre également
L’Evangile et les grands auteurs russes, Pouchkine, Gogol et Tourgueniev.
Au Caucase
Très vite lassé par la solitude de cette vie campagnarde, Tolstoï fait de fréquents voyages à Moscou et finit
par s’engager dans l’armée où il retrouvera son frère aîné Nicolas, officier au Caucase. C’est à cette époque qu’il entreprend d’écrire un récit autobiographique de son enfance. Ce travail l’absorbe
totalement, d’autant qu’il est plutôt désœuvré dans ses nouvelles fonctions. Le 3 juillet 1852, il envoie son récit intitulé Enfance, signé des initiales L.N., au directeur du
Contemporain, la principale revue littéraire de cette période. Quelques semaines plus tard, il reçoit la réponse. Son manuscrit est accepté. Le succès de cette œuvre est immédiat.
Enfance fait sensation dans les milieux littéraires de St Petersbourg. Pendant ce temps, dans les montagnes caucasiennes, le sous-officier Tolstoï fait le coup de feu contre les rebelles
tchétchènes, s’enivre avec ses compagnons de régiment et chasse les faisans pour troubler son ennui.
Lorsqu’il prend connaissance par la presse des éloges qui ont accueilli son récit, Tolstoï est convaincu de
son talent et se remet à écrire avec fièvre. Il entreprend la suite d’Enfance qu’il intitule Adolescence. En janvier 1854, il est promu adjudant et part sur le front du Danube. La
guerre russo-japonaise a éclaté quelques mois auparavant, et pour chercher à contrer la domination de la Russie dans la mer Noire, l’Angleterre et la France lancent alors l’expédition de Crimée.
Pendant onze mois, ce sera le siège de la ville de Sebastopol. Tolstoï est nommé sous-lieutenant et reçoit l’ordre de rejoindre Sebastopol le 7 novembre 1854. C’est à ce moment là que le directeur du
Contemporain lui demande d’écrire des articles sur la bataille de Sebastopol. Tolstoï dépeint alors avec le plus grand réalisme cette guerre dans tout son atrocité quotidienne. Ses reportages font de
lui l’un des tout premiers « correspondants de guerre » et le succès des Récits de Sebastopol sera éclatant.
Tolstoï a cependant l’impression de perdre son temps. Pour tromper son ennui, il joue aux cartes avec
passion, jour et nuit. C’est à cette époque qu’il note dans son Journal (4 mars 1855) cette idée qui lui est venue, « immense » : « Une discussion sur la divinité et la foi m’a
amené à une grande idée, à la réalisation de laquelle je me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée, c’est la fondation d’une nouvelle religion, correspondant au niveau de développement de
l’humanité, la religion du Christ, mais purifiée du dogme et des mystères, une religion pratique ne promettant pas le bonheur de la vie future, mais la donnant sur cette terre ».
Au mois d’août 1855, la ville de Sebastopol tombe entre les mains des assaillants. L’armée russe bat en
retraite, et Tolstoï ne pense plus qu’à quitter l’armée pour se consacrer exclusivement à ses travaux d’écrivain. De retour à Saint-Pétersbourg, il fréquente le monde des lettres. Ecrivain déjà
célèbre et estimé, il se lie d’amitié avec Tourgueniev et d’autres écrivains de renom. Le 26 novembre 1856, sa démission d’officier est acceptée et il abandonne définitivement la carrière militaire.
Il est un homme libre. Déçu par les salons littéraires, il décide de voyager. Paris, Genève, Stuttgart, Tolstoï va en touriste à la rencontre de ce qu’on appelle alors « le progrès ». Un
événement, pourtant, va lui causer un terrible choc qui ébranlera sa confiance dans ce « progrès ». Le 6 avril 1857, il assiste à Paris à une exécution capitale. « Quand je vis la tête
se détacher du corps, écrira-t-il, et, séparément, tomber dans le panier, je compris, non par la raison, mais par tout mon être, qu’aucune théorie sur la rationalité de l’ordre existant et du
progrès, ne pouvait justifier un tel acte ».
Le pédagogue
Tolstoï est alors âgé de trente ans. Dès son retour à Iasnaïa Poliana, il conçoit le projet de fonder une
école originale pour les enfants des paysans de son domaine. Influencé par les idées pédagogiques de Rousseau, il cherche à mettre en pratique des méthodes d’apprentissage sans contrainte morale et
physique. Il se documente, il visite des écoles en France, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, en Italie, en Belgique. Partout, il constate que l’enseignement est fondé sur la répétition
méthodique et les coups de fouet. Tolstoï est persuadé qu’avec de telles méthodes, on ne peut que déformer l’esprit des enfants.
Il installe son école dans une dépendance de son château. Les enfants choisissent librement les matières qui
les intéressent ; il n’y a pas de notes, pas de classements. Pour Tolstoï, le rôle de l’éducateur est avant tout d’éveiller la curiosité de ses élèves, de les aider à s’épanouir. Le succès de
son expérience l’encourage à créer d’autres écoles dans les villages voisins. Il recrute des étudiants de Moscou, qui, très rapidement, sont « formés » aux méthodes du pédagogue Tolstoï. Il
édite également une revue pédagogique mensuelle, Iasnaïa Poliana, qui parviendra à éviter la censure.
Cependant, d’autres préoccupations vont le détourner de sa mission d’éducateur. Durant l’année 1861, Tolstoï
est nommé « conciliateur des litiges ». Un manifeste du tsar Alexandre II, qui a succédé à Nicolas 1er, vient en effet de décréter l’affranchissement des serfs. Mais, dès sa
promulgation, des différends surviennent entre les propriétaires fonciers et les paysans, et le gouvernement veut les régler avec l’aide d’ « arbitres de paix ». Pendant un an, Tolstoï
s’acquitte de sa tâche consciencieusement. Il fait appliquer la loi, souvent mal acceptée par les propriétaires…
Le 23 septembre 1862, Léon Tolstoï épouse Sophie Boers, une jeune fille de dix-huit ans, fille d’un médecin
attaché à l’administration du palais impérial de Moscou. Il en alors trente-quatre. Il se remet à écrire et termine Les cosaques, commencé dix ans plus tôt et qui obtient très vite un grand
succès.
Le génie littéraire tourmenté
C’est à cette époque que Tolstoï met en chantier un ouvrage gigantesque qui deviendra le chef d’œuvre
littéraire de sa vie. Initialement intitulée L’année 1805, la vaste épopée historique Guerre et Paix met en scène plusieurs familles de la haute société au temps des guerres de la
coalition européenne contre Napoléon. Cette tâche l’absorbera durant six ans, jusqu’en 1869. Publié en six volumes, Guerre et Paix connaît un succès fracassant bien au-delà de la
Russie.
Tandis qu’il travaille à Guerre et Paix, un tragique événement devait produire une « forte et
décisive » influence sur Tolstoï. Pendant l’été de l’année 1866, un régiment d’infanterie de Moscou vient s’installer dans les environs d’Iasnaïa Poliana. Un jour, deux officiers rendent visite
à Tolstoï pour lui demander d’assurer la défense d’un soldat, le sergent Chibounine, qui a frappé son supérieur à la suite de multiples vexations et brimades. Selon le Code de justice militaire, le
sergent est passible de la peine de mort. Tolstoï accepte, et le lendemain, devant le conseil de guerre, il plaide les circonstances atténuantes. Mais les juges militaires ne le suivent pas et
Chibounine est condamné à être fusillé. Toutes les tentatives de Tolstoï pour obtenir un recours en grâce auprès du tsar échouent, et le 9 août 1866, devant une foule de paysans en larmes et en
prières, Chibounine est passé par les armes. Sa tombe deviendra par la suite un lieu de pèlerinage. « Pour la première fois, écrira-t-il de nombreuses années plus tard à son ami Paul Birioukov,
je compris, grâce à ses effets, que toute violence, pour s’accomplir, présuppose l’assassinat ou sa menace : toute violence est donc inéluctablement liée au meurtre. Je compris aussi que l’Etat
est impossible sans assassinat et demeure incompatible avec le christianisme. Et troisièmement : ce que nous appelons science est une justification aussi mensongère du mal existant que
l’enseignement de l’Eglise ».
Après l’intense travail que lui a demandé Guerre et Paix, Tolstoï consacre son temps à de nouvelles
lectures : Kant, Schopenhauer. Une nuit de septembre 1869, dans l’auberge de la ville d’Arzamas, il a une crise étrange, « une angoisse, une terreur, un effroi » qu’il décrira plus
tard dans les Notes d’un fou et auxquels il attribuera une importance quasi-mystique. « Ce n’était pas de la peur que je ressentais ; je voyais, je sentais que la mort venait, mais
en même temps je sentais que cela ne devait pas être. Toute ma personne ressentait la nécessité, le droit de vivre, mais en même temps je voyais que la mort s’accomplissait. Et ce déchirement
intérieur était terrible ». La signification de la mort sera désormais au centre de ses questionnements et de ses réflexions.
Son activité littéraire est ralentie. Passionné de théâtre, il lit Shakespeare, Goethe, Molière, Pouchkine et
Gogol. Il étudie le grec et lit dans le texte Xénophon, Platon et Homère. Il se passionne à nouveau pour la pédagogie. Il rédige un abécédaire, Les quatre livres de lecture, recueil de
centaines de récits, fables, contes et légendes populaires composés ou adaptés par Tolstoï. Il ouvre une nouvelle école dans sa propre demeure, fréquentée par trente-cinq enfants de paysans de la
région.
Au début de l’année 1873, Tolstoï reprend la plume pour écrire un nouveau roman historique, consacré à
l’époque de Pierre le Grand. Ce sera Anna Karénine. Dès le mois de mars 1874, la première partie paraît dans le Messager russe. Le roman ne sera terminé que trois ans plus tard. Il connaît
immédiatement un énorme succès. « Anna Karénine représente une perfection dans l’ordre artistique, dira Dostoïevski ; il n’existe rien qui puisse lui être comparé dans aucune des
littératures européennes de notre temps ». Tolstoï est alors considéré comme l’un des plus grands écrivains russes, l’égal de Gogol et Pouchkine, mais il ne porte que peu d’attention à ces
éloges. Son esprit, désormais, est tourné vers des préoccupations tout autres que littéraires.
Confessions
Lorsqu’il écrit ses Confessions entre 1879 et 1882, c’est une nouvelle période de sa vie qui
commence, celle où l’artiste cède le pas au moraliste et au prophète. Il renie hautement l’existence qu’il mène, s’accuse, se confesse avec toute la sincérité, toute la passion, toute l’ardeur, toute
la brutalité de son tempérament. Dans le même temps, il se livre à des recherches très approfondies qui vont lui permettre de clarifier définitivement sa conception du christianisme et sa position
vis-à-vis de l’Eglise. Le point de départ de la réflexion de Tolstoï réside en une interrogation toute simple : Comment est-il possible que l’Eglise justifie dans les faits la guerre et la peine
de mort, tandis qu’elle recommande en paroles la doctrine de Jésus qui enseigne le devoir de rendre le bien pour le mal ?
Ses recherches l’amènent à travailler simultanément sur plusieurs ouvrages qui seront tous censurés dès leur
parution : Critique de la théologie dogmatique (1979-1881), Concordance et traduction des quatre évangiles, à partir duquel il rédigera un Abrégé de l’Evangile et
enfin, En quoi consiste ma foi (1884) qui énonce les principes de l’évangile tolstoïen. Tolstoï rejette les commentaires « tendancieux » et les dogmes des Eglises. La substance de
la doctrine chrétienne se résume en cinq préceptes qu’il extrait directement des Béatitudes : ne jamais se mettre en colère contre quiconque, ne pas désirer posséder une autre femme que celle
avec laquelle on est uni, ne jamais prêter serment à qui que ce soit, ne pas résister au méchant par la violence, ne pas faire la guerre.
Jusqu’à sa mort, Tolstoï n’aura de cesse de combattre les dogmes et les orthodoxies des Eglises avec la plus
extrême virulence. Pour lui, les Eglises sont des « institutions antichrétiennes ». Elles représentent l’orgueil, la violence, la sanction arbitraire, l’immobilité et la mort. Elles
devraient être un facteur de réunion et de communion, elles n’ont toujours été qu’ « une des causes principales du désaccord entre les hommes, de la haine, des guerres, des discordes, des
inquisitions, des Saint-Barthélémy, etc. » La conclusion s’impose : il faut s’affranchir de la tutelle des Eglises.
Au début de l’année 1882, Tolstoï est appelé à faire partie des personnalités qui dirigeront les opérations
de recensement de la ville de Moscou. Il découvre alors l’effroyable misère populaire des villes. Il visite les taudis, les asiles de nuit où s’entassent d’innombrables miséreux, ivrognes et
prostituées. Tolstoï dénonce alors dans des articles retentissants cette société où l’égoïsme l’emporte sur toutes les valeurs chrétiennes. Cette misère qu’il a côtoyée résulte selon lui d’une
organisation économique fondée sur l’esclavage des ouvriers et des paysans. Et cet esclavage se pratique par l’asservissement des uns par les autres au moyen de la menace du meurtre, par la privation
de la terre et des réserves de nourriture, et par l’extorsion d’argent par le biais de l’impôt. Pour Tolstoï, si l’homme ne veut pas se rendre complice de la servitude des pauvres, il ne doit pas
« jouir du travail d’un autre, ni en possédant la terre, ni en servant le gouvernement, ni par l’argent ».
Les contes populaires
(...) Voulant se rapprocher du peuple, Tolstoï s’habille en moujik. Il se livre à divers travaux manuels, apprend à confectionner des chaussures,
à bâtir un four. Il fauche au côté des paysans, charrie du bois, fait lui-même le ménage de sa chambre.
S’il fait l’apologie de la vie authentique des gens simples, Tolstoï n’en continue pas moins à dénoncer, dans des œuvres tragiques et
pénétrantes, la vie de « chimère » que les hommes ont organisée pour leur perte. La mort d’Ivan Ilitch (1886), La puissance des ténèbres (1887), Les fruits de
l’instruction (1889), La sonate à Kreutzer (1889), Le Père Serge (édition posthume), Maître et Serviteur (1895) sont les œuvres les plus significatives de cette
période. Dans ces années-là, Tolstoï poursuit sa quête philosophique et s’intéresse de plus en plus aux œuvres de sagesse orientale qu’il fréquente depuis plusieurs années : Il lit Bouddha,
Confucius, Lao-tseu, mais aussi Epictète, Pascal, Kant. Il relève des milliers de citations à travers la littérature universelle qu’il publiera par la suite sous forme de recueils de pensées et de
préceptes sur la vie morale. L’aboutissement immédiat de cette recherche sera l’élaboration d’un nouvel essai philosophique intitulé De la vie (1887).
A la fin des années 1880, la renommée de Tolstoï est internationale. De nombreux visiteurs se pressent à Iasnaïa Poliana pour converser avec le
« maître ». On lui écrit du monde entier pour lui demander des conseils. Des communautés se constituent fondées sur son enseignement. Cette popularité ne manque pas d’inquiéter le
gouvernement. Depuis que Tolstoï s’est engagé dans le domaine politique et social, avec ses articles sur la famine, il fait l’objet d’une surveillance continue. Cependant, les autorités se refusent à
prendre des mesures trop répressives contre l’illustre écrivain – bannissement, emprisonnement, déportation – par crainte des « désordres » que susciterait une pareille sanction. Elles se
contentent d’interdire et de confisquer ses ouvrages et de poursuivre ceux qui les diffusent.
Le Royaume de Dieu est en vous
En 1893, Tolstoï termine un ouvrage qui devait tant influencer Gandhi, alors jeune avocat en Afrique du Sud.
Le royaume de Dieu est vous est une critique virulente de la violence de l’Etat, du service militaire et de la guerre. « Jamais aucune œuvre ne m’a donné autant de mal »,
écrira-t-il à son plus proche collaborateur, après trois ans d’efforts. Sa réflexion a mûri et il tire les conséquences politiques et sociales de la doctrine chrétienne. L’œuvre sera interdite par la
censure dès sa parution et ne circulera que sous forme de copies dactylographiées. « L’Etat, écrit sans détour Tolstoï, c’est la violence. Le christianisme, c’est l’humilité, la non résistance
au mal par le mal, l’amour ; c’est pourquoi l’Etat ne peut être chrétien, et l’homme qui veut être chrétien ne peut servir l’Etat ». Tolstoï prône donc l’insoumission à l’Etat. Mais pour
résister à la violence du pouvoir, il martèle avec force qu’il n’y a qu’un seul moyen : s’abstenir soi-même de participer à la violence. « La violence engendre la violence, c’est pourquoi
la seule méthode pour s’en débarrasser est de ne pas en commettre ».
Bien que Tolstoï, dans un essai très polémique qui fera grand bruit, Qu’est-ce que l’art ?
(1897), critique radicalement l’art contemporain qui, selon lui, reste inaccessible à la compréhension du peuple, il n’en continue pas moins à écrire des « œuvres d’art » très engagées.
Ainsi, avec Résurrection, publié en 1899, Tolstoï signera l’une de ses œuvres littéraires majeures qui connut le plus de retentissement, à la fois pour sa dimension artistique et pour sa
portée polémique. Ce roman, régulièrement abandonné, puis repris et remanié, Tolstoï l’achèvera après plusieurs années de travail afin de venir en aide aux Doukhobors, une communauté d’objecteurs de
conscience persécutés par le pouvoir et exilés au Canada. Dans son roman, il s’en prend violemment au système judiciaire et pénitentiaire de son pays. Mais, par dessus tout, il attaque la hiérarchie
ecclésiastique, accusée de collusion avec les autorités politiques.
L'excommunication
Cela faisait longtemps que la hiérarchie de l’Eglise cherchait une occasion de répliquer fermement aux idées
« sacrilèges » prônées par Tolstoï. Le succès populaire de Résurrection l’incite à frapper un grand coup. Le 22 février 1901, un décret public d’excommunication de l’écrivain
russe, signé par trois métropolites et quatre évêques, est affiché aux portes de toutes les églises. Dans toute la Russie, le mandement du Saint-Synode entraîne une très vive émotion et de
vigoureuses protestations. A Moscou, des étudiants manifestent dans la rue leur solidarité avec l’écrivain excommunié. Des milliers de télégrammes et de lettres arrivent à Iasnaïa Poliana, renforçant
un peu plus la popularité déjà immense de Tolstoï. Quelques semaines plus tard, Tolstoï rédige une Réponse au Saint-Synode, interdite par la censure, dans laquelle il réfute la plupart des
accusations de la hiérarchie et explicite sa pensée sur des points de doctrine.
A partir de 1901, les ennuis de santé de Tolstoï seront plus insistants. Il souffre régulièrement de
rhumatismes. En juin de cette même année, une crise aiguë de paludisme le met au bord de la mort. En juin 1902, il contracte une pneumonie qui lui cause de longues souffrances ; Chaque fois, il
se rétablit, entouré de l’affection de sa femme, de ses enfants (au nombre de treize) et de ses amis. Son activité littéraire, durant ces années-là, est plutôt réduite. Après Résurrection,
il écrit quelques nouvelles ou quelques drames, dont beaucoup ne seront publiés qu’après sa mort. Hadji-Mourat, un roman caucasien, pour lequel il réunira une abondante documentation,
l’occupera toute l’année 1903. Durant cette période, il écrit surtout des lettres « de direction » à divers correspondants en Russie et à l’étranger. Il travaille à un grand essai sur
Shakespeare où il tente de prouver que « non seulement Shakespeare n’est pas un grand écrivain, mais une effroyable imposture et une vilenie ». Il poursuit ses recherches dans les
œuvres de sagesse et met au point un Recueil de pensées des sages à l’usage de chaque jour qui paraît en 1903.
Non à la violence et à la guerre
En 1904, Tolstoï aura la grande tristesse de voir le début de la guerre russo-japonaise. A la question d’un
journaliste américain qui l’interroge sur ses opinions, il répond : « Je ne suis ni pour la Russie, ni pour le Japon. Je suis pour le peuple des travailleurs des deux pays, trompés par
leurs gouvernements et obligés de faire une guerre contraire à leur prospérité, à leur conscience et leur religion ». Il rédige un manifeste antimilitariste sous le titre
Ressaisissez-vous qui paraît à l’étranger et qui a un grand retentissement.
Alors que la guerre tourne à la débâcle pour la Russie, éclate la Révolution de 1905 avec le « dimanche
rouge » à Saint Pétersbourg. Le massacre par les régiments de la garde d’une foule de milliers d’ouvriers réclamant la journée de huit heures et une constitution entraînent de nombreux désordres
dans tout le pays. Grèves et mutineries dans les casernes, incendies de résidences seigneuriales, révolte des marins du cuirassé Potemkine à Odessa. Aux attentats des sociaux-révolutionnaires
répondent les pogroms des ligues réactionnaires des Cent-Noirs. En octobre, une grève générale paralyse tout le pays. Tolstoï est atterré par un tel déchaînement de violences. Le 23 octobre, il note
dans son journal : « La révolution est déclenchée, on tue des deux côtés. La contradiction vient de ce que, comme toujours, on veut juguler la violence par la violence ». Il écrit
durant cette période plusieurs articles, Les événements actuels en Russie, une Lettre ouverte à Nicolas II et une Lettre aux révolutionnaires pour leur crier à tous qu’ils
font erreur, que la seule révolution à faire est une révolution spirituelle. Personne ne l’écoute. Tolstoï est seul contre tous car au fond, comme il l’a répété cent fois, il rejette toutes les
formes de gouvernement qui reposent, toutes, sur la violence.
La répression contre les opposants bat son plein et les exécutions capitales deviennent monnaie courante. Le
9 mai 1908, il apprend par la presse que vingt paysans ont été condamnés à la peine de mort pour avoir attaqué à main armée le domaine d’un propriétaire. Bouleversé de douleur, Tolstoï s’écrie :
« Cela ne peut plus durer ! il est impossible de vivre ainsi ! » Il lance aussitôt un appel, Je ne peux plus me taire, qu’il dicte à haute voix. Dans ce manifeste contre
la peine de mort qui suscitera une émotion considérable dans toute l’Europe, il implore ceux qui ordonnent ces meurtres de cesser de se voiler la face : « Vous ne pouvez apaiser les
hommes en ne satisfaisant pas le besoin de justice le plus élémentaire des classes agricoles, c’est-à-dire en abolissant la propriété exclusive sur la terre ; vous la sanctionnez, au contraire,
vous irritez par tous les moyens le peuple, de même que ces êtres aigris, à courte vue, qui ont entamé une lutte violente contre vous. Vous ne saurez apaiser les hommes par des mesures vexatoires en
les tourmentant, exilant, emprisonnant et en exécutant des femmes et des enfants. Quelques efforts que vous fassiez pour étouffer en vous-mêmes la raison et l’amour qui sont en tout être humain, ils
n’en subsistent pas moins chez vous ; il vous suffirait donc de revenir à vous et de réfléchir un instant pour comprendre qu’en agissant comme vous le faites, qu’en participant à des crimes
aussi abominables, non seulement vous ne guérissez pas le mal, mais vous l’envenimez ».
La voix de Tolstoï, encore une fois, saura toucher les consciences et rappeler aux hommes où se situait leur
devoir d’humanité. Mais faute de relais et de mobilisation politique, cet appel, comme beaucoup d’autres au moment de la guerre et de la révolution, restera sans effet pratique. Paradoxalement, cette
année-là, la Russie « se mobilise » pour fêter le quatre-vingtième anniversaire de Tolstoï, le grand écrivain de la terre russe. Mais lui-même entend rester étranger à tous ces hommages
qu’il exècre…
Correspondance avec Gandhi
A la fin de l’année 1908, un étudiant hindou, Taraknath Das, qui édite aux Etats-Unis une revue intitulée
L’Inde libre, écrit à Tolstoï pour recueillir auprès de lui quelques paroles de soutien à ses idées révolutionnaires. Il préconise le recours à la violence pour libérer l’Inde de la
domination britannique. Tolstoï lui répond le 14 décembre 1908, en dénonçant les justifications scientifiques et religieuses de la violence qui aveugle la « majorité malheureuse ». C’est la
célèbre Lettre à Hindou, dans laquelle Tolstoï oppose à la révolte armée l’arme de la non-coopération. Considérant que ce sont les Hindous qui sont responsables de leur propre asservissement
parce qu’ils ne reconnaissent que la « loi de la violence », il leur suggère ne pas participer « à quelque forme de violence que ce soit, aux actions violentes de l’administration, des
cours de justice, au prélèvement d’impôts, et le plus important, aux actions violentes des soldats ». Il est ainsi persuadé que cette stratégie de non-coopération aura pour effet que « non
seulement des centaines d’individus ne pourront plus en asservir des millions, mais même des millions seront incapables d’asservir un seul individu ».
Gandhi prend connaissance de cette lettre en 1909, alors qu’il est avocat en Afrique du Sud où il défend les droits des Indiens par des actions
de désobéissance civile aux lois discriminatoires des Britanniques. Il connaît bien la pensée de Tolstoï et a lu ses principaux écrits qui ont produit sur lui une « profonde impression ».
Le royaume des cieux est en vous était le maître livre qui lui avait fait découvrir l’esprit de la non-violence. De Londres, où il est venu pour tenter de négocier avec les autorités
britanniques, il prend l’initiative d’écrire à Tolstoï dont il se considère un humble disciple. Gandhi a alors quarante ans et Tolstoï, quatre-vingt-un. Commence alors une étonnante et émouvante
correspondance entre Tolstoï et Gandhi. Gandhi cherchait une aide et une reconnaissance auprès de celui qui incarnait le mieux la conscience morale tant en Occident qu’en Orient. Un an plus tard,
Gandhi est désigné par Tolstoï comme celui dont « l’activité au Transvaal est l’accomplissement le plus important parmi tous ceux qui ont actuellement lieu dans le monde ». La dernière
lettre de Tolstoï à Gandhi, deux mois avant sa mort, constitue son testament spirituel. Gandhi n’a d’ailleurs jamais caché sa dette envers Tolstoï qu’il nomma « l’homme le plus véridique de son
temps ». A plusieurs reprises, il lui rendra hommage en des termes fort élogieux : « Tolstoï est le plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu. Personne en
Occident, avant lui ou depuis, n’a écrit ou parlé au sujet de la non-violence d’une manière si magistrale, et avec autant d’insistance, de pénétration et de perspicacité ». Mais Gandhi ira plus
loin que Tolstoï, en mettant en œuvre une véritable stratégie de l’action non-violente pour résister à l’occupation de son pays par les troupes britanniques.
Le 28 octobre 1910, son état de santé se dégrade rapidement et pendant plusieurs jours les médias répercutent les moindres nouvelles en
provenance d’Astapovo.
Dans sa lettre d’adieu à sa femme, il écrit qu’il ne peut continuer à vivre dans le luxe qui l’a entouré jusqu’à ce jour. Il renonce au monde et
part vivre dans la solitude et le recueillement les derniers jours de son existence.
Tolstoï s’éteint lentement dans la nuit du dimanche 7 novembre 1910.
texte inédit
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